Lenny Bruce était-il seulement humoriste ou également prophète ? « Je me suis alors rendu compte que chaque groupe aimait tellement son candidat qu’il aurait vraiment fallu qu’il se disqualifie de manière évidente — par exemple, qu’il regarde la caméra bien en face et déclare : “Je suis un voleur, un escroc, vous m’entendez ? Je suis le pire président que vous pourriez élire !” », écrit-il au sujet non pas de la plus récente élection présidentielle américaine — Bruce est mort en 1966 — mais bien au sujet de celle de 1960, opposant Kennedy et Nixon. « Et même là, ses adeptes applaudiraient : “Eh bien tu vois, voilà un homme honnête” », ajoute-t-il, comme s’il avait eu accès à Twitter quatre décennies avant son invention.
D’abord publiée en feuilleton dans Playboy puis lancée en 1965 sous le titre How to Talk Dirty and Influence People, l’autobiographie de Lenny Bruce pullule de pareilles perles de sagesse cynique. De quoi se réjouir que, 53 ans après sa parution, Tristram ressuscite ce texte à la fois anecdotique et essentiel de l’histoire de l’humour et de la lutte pour la liberté d’expression.
Anecdotique, parce que Lenny Bruce singe le procédé joycien du courant de conscience, alourdissant d’une somme de détails et d’apartés un texte dont la nature feuilletonesque n’a pas été gommée.
Les récits de ses nuits nombreusesauprès d’une ribambelle de prostituées ont aussi plutôt mal vieilli. Essentiel, parce que l’humoriste est, chez Lenny Bruce, plus que jamais le philosophe du pauvre, comme le veut la formule consacrée.
« N’importe qui peut faire rire avec des blagues de chiottes dégueulasses ; faire rire avec des trucs subtils, ça demande du talent », lui répète-t-on à ses débuts.
Le jeune homme, animé par un esprit de contradiction aussi impérieux que sa libido, n’entend pas se laisser ainsi flatter dans le sens du poil. « Allongé dans mon lit, je me mis à réfléchir au comédien [étrangement employé ici comme synonyme d’humoriste] “qui-recourt-sans-complexe-au-dégueulasse-pour-faire-rire”. Ce pouvait être l’occasion d’exploiter cette idée ainsi que les mots “chiottes”, “dégueulasse” et “complexe”, en les situant sur un tout autre plan. »
D’abord arrêté en 1961 pour avoir prononcé le mot « cocksucker » sur scène, le satiriste devient rapidement le symbole du combat de la contre-culture contre l’hypocrisie morale d’une Amérique encore étouffée par la pudibonderie biblique et la crainte que la drogue ne dévoie sa jeunesse. Il sera condamné pour obscénité en 1964, et ne cessera jusqu’à sa mort de se croire (à juste titre) pourchasser par les flics.
Loin de se poser en figure sacrificielle, Lenny Bruce ne cache pas la part profondément égoïste du travail de stand-up et compare l’effet de son premier rire à « ce flash que j’ai entendu décrire par des morphinomanes — celui d’un drap chaud et sensuel après la froideur et la cruauté d’un rejet ».
Il répliquera, à ceux qui l’accusent de présenter du matériel malsain, que la vulgarité se trouve ailleurs. « Demandez à ceux qui faisaient des blagues sur les becs-de-lièvre ou les débiles mentaux. »